En face à face, il est possible à travers des interactions, des discussions, des relations régulières d’évaluer une personne. Pour aller plus loin, on peut interroger l’entourage de cette personne si cette relation devient importante (affaires, partenariat, embauche, amour, loisirs,…). Mais comment évaluer la réputation sur Internet ? Ce qui est nouveau, c’est qu’on doit faire confiance à des personnes que nous n’avons jamais rencontrées et que nous ne rencontrerons jamais. D’ailleurs, dans certains cas, on ne veut pas les rencontrer ! Dans le domaine du e-commerce, on est intéressé par le DVD du vendeur et non par le vendeur lui-même. Il vous envoie le DVD que vous lui avez acheté, vous le payez et la relation s’arrête là. Mais avant de faire cette transaction, comment savoir si je peux lui faire confiance puisque je ne le connais pas. De ce constat, eBay a conçu un système pour vous aider à évaluer la réputation d’un vendeur ou d’un acheteur à partir de notation positive, neutre ou négative sur les transactions réalisées avec d’autres utilisateurs.
Dans le précédent billet, nous avons listé un certain nombre de services proposant une évaluation de la réputation avec une approche par la notation (Lire le billet ici).
On peut retenir de ce billet que si Google est le roi de la réputation par les références, eBay est le roi de la réputation par la notation. Mais eBay pose un gros problème. C’est un système fermé. Vous ne pouvez pas facilement faire la promotion de votre réputation à l’extérieur du service. On peut comprendre qu’eBay n’ait aucun intérêt à ce que son système d’évaluation soit utilisé sur d’autres sites de e-commerce concurrents, car cela lui retirerait son facteur différenciateur et pourrait entamer son chiffre d’affaires. En tout cas, si c’était gagnant pour eux d’ouvrir leur système, il l’aurait fait.
De nombreux services se sont donc créés pour résoudre ce problème. Ils ont mis en place des systèmes d’évaluation “ouverts”, c’est-à-dire déconnectés du site de e-commerce sur lequel se déroule la transaction. On peut citer principalement iKarma, Rapleaf, TrustPlus et Gorb (Opinity a disparu). Ces services ont copié le système d’eBay en l’améliorant à leur façon, en le rendant plus convivial et surtout plus universel en terme d’étendue de l’évaluation.
eBay ne peut vous évaluer qu’en tant que vendeur ou acheteur puisque c’est un site de e-commerce. Mais ces nouveaux services ne vendent rien, mise à part l’évaluation de votre réputation. Pour élargir leur clientèle, ils ont donc appliqué les méthodes d’évaluation d’une transaction à l’évaluation d’une personne, d’un contenu ou d’une relation.
Or, la pertinence de l’approche par notation est inversement proportionnelle au niveau de connaissance mutuelle de l’évaluateur et de l’évalué.
En d’autres termes, plus on se connaît, moins l’évaluation par notation est pertinente car la relation entre l’évaluateur et l’évalué devient “lourde”. Lourde de sous-entendus, d’une histoire commune avec des joies et des déceptions. L’amitié, l’amour et les renvois d’ascenseur vont pousser la note vers le haut (souvent beaucoup trop haut). Les règlements de compte pousseront la note vers le bas (souvent beaucoup trop bas).
I. L’impact du niveau de connaissance mutuelle sur l’évaluation de la réputation
Voici les 5 niveaux de connaissances mutuelles :
- Niveau 1 : On ne se connait pas (inconnus)
- Niveau 2 : Je le connais mais il ne me connait pas (connu de nom)
- Niveau 3 : On s’est déjà croisé (connaissances – quelques interactions qui permettent de se faire une première impression)
- Niveau 4 : On se connait bien (amis, collègues – interactions régulières plusieurs fois par mois et surtout dans la durée, sur plusieurs années)
- Niveau 5 : On se connaît très bien (famille, amis très proches – interaction au quotidien dans la très longue durée)
L’approche par notation est pertinente pour les niveaux 1 à 3 : niveau de connaissance mutuelle inexistant ou faible. Sur ces niveaux, l’évaluateur jugera les faits : “Il a livré ce que j’ai commandé dans les délais”, “J’ai été payé”,…
Sur les niveaux 4 et 5, l’évaluateur sera perturbé par l’historique de la relation. De l’objectivité (des faits observables et quantifiables), on basculera vers la subjectivité (des opinions, des jugements de valeurs). Le risque de sur-valorisation (“c’est le meilleur”) ou de sous-valorisation (“c’est un nul”) est important.
Sur eBay, la plupart des utilisateurs sont au niveau de connaissance mutuelle 1 ou 2. Par ailleurs, on ne peut pas évaluer une personne en l’absence d’une transaction. C’est d’ailleurs la transaction qui est évaluée, et non la personne. A chaque nouvelle transaction entre les mêmes personnes, il faut refaire une évaluation. Il se peut très bien qu’un vendeur soit performant sur une transaction et mauvais sur une autre.
A l’inverse, sur les nouveaux services comme iKarma, vous verrez en visitant les profils que la plupart des évaluateurs sont au niveau de connaissance mutuelle 4 avec l’évalué. Si on peut voir passer sur son profil ses meilleurs amis ou collègues, on peut aussi potentiellement recevoir la visite de ses pires ennemis. Et comme aucune transaction particulière n’est imposée, chacun décide sur quoi il va évaluer l’autre. On peut être évalué sur une action ou sur plusieurs, sur un jour ou sur plusieurs années, sur une transaction ou sur un mélange de plusieurs types d’action (transaction, relation et publication de contenu).
Sur eBay, le contexte de la relation est très clair. On est acheteur ou vendeur ! Sur les autres services, il manque souvent un champ pour définir le contexte de la relation. Certains utilisateurs donnent spontanément l’information sur le contexte de la relation dans leur feed-back, d’autres non. Ce contexte est utile pour mesurer la sur-valorisation ou la sous-valorisation.
II. Les principes de fonctionnement des concurrents d’eBay
En analysant leur méthode d’évaluation et leurs discours, on peut dire que les concurrents d’eBay fonctionnent sur 2 grands principes.
Principe 1 : Il faut autoriser les notations et les commentaires neutres ou négatifs parce que personne n’est parfait.
L’objectif est d’avoir une évaluation de la personne et/ou de ses actions qui soit la plus proche de la réalité. Quand une personne ne se comporte pas correctement, il est normal de le faire savoir. Ce sont d’ailleurs les fondements du système eBay. Une petite réserve cependant car les études sur le système d’eBay ont montré les limites des feed-back neutres ou négatifs. Si vous faites un feed-back négatif, vous risquez des représailles de la part de ceux que vous avez évalué négativement. Du coup, le système s’auto-verrouille parfois dans un pacte implicite de non agression. Certains acheteurs vont jusqu’à menacer les vendeurs pour obtenir plus que ce qui était prévu dans la transaction : “Si vous ne me donnez pas ça en plus, je vous ferais une notation négative”. Or l’actif principal d’un vendeur est sa réputation !
Mais le plus important est qu’il peut y avoir des critiques fondées et d’autres inventées, certaines sont justes et d’autres injustes, certaines reposent sur des faits observables et quantifiables et d’autres sur des préjugés, des opinions ou des jugements de valeur.
L’exemple le plus souvent pris pour justifier ce premier principe est Linkedin. Si vous regardez les recommandations sur le profil d’un utilisateur Linkedin, vous verrez que les contenus des recommandations sont toujours positifs et parfois même dithyrambiques. Etant donné que l’utilisateur peut refuser une recommandation, il n’autorise de facto que les feed-back positifs. Cependant, ce n’est pas parce qu’un feed-back est positif qu’il est faux. Inversement, un feed-back neutre ou négatif peut être faux.
Par ailleurs, si on se place du point de vue d’un recruteur, il recrute une personne pour ce qu’elle sait faire et non pour ce qu’elle ne sait pas faire. Les témoignages fonctionnent sur ce principe. Ils ne donnent aucune indication sur ce qu’une personne ne sait pas faire, mais ils permettent de valider une partie de ce qu’elle sait faire. Le système de Linkedin est imparfait, dans le sens où le recruteur doit encore faire un peu de travail. Il doit valider par des interviews du candidat et de ses références toutes les compétences qui sont absentes des recommandations. Mais il n’a plus besoin de valider toutes les compétences. C’est quand même un progrès par rapport au système actuel.
Il est aussi important de comprendre que celui qui fait une recommandation engage sa propre réputation. Si vous écrivez que M. X est un génie en informatique alors que c’est un nul, vous détruisez votre propre réputation. De ce fait, un témoignage a d’autant plus de valeur que celui qui témoigne a lui-même une bonne réputation, et inversement.
De même, plus vous obtenez de recommandations et plus il y a statistiquement des chances que vous ayez une bonne réputation. C’est exactement le même principe que le PageRank de Google. Plus il y a de personnes qui recommandent un site, plus ils lui donnent une crédibilité, donc une bonne réputation.
Enfin, les feed-back négatifs peuvent conduire à une forme de justice privée. Sur Internet comme ailleurs, on ne doit pas agir en dehors des procédures de droit qui permettent de garantir l’équité entre celui qui attaque et celui qui est attaqué. Internet ne doit pas être le lieu d’une justice privée, qui permet de régler ses comptes sur la place publique (diffamation) ou de flouer des vendeurs pour monnayer une notation positive (cf. exemple ci-dessus).
De l’opinion à la diffamation : en vertu de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse, “Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation”. La diffamation est un délit pénal. Si vous laissez un commentaire négatif susceptible d’être qualifié de diffamatoire, vous pouvez faire l’objet de poursuites judiciaires et être condamné pour diffamation.
Principe 2 : Il faut autoriser les notations et les commentaires anonymes pour que les gens disent réellement ce qu’il pense.
Comment croire le collaborateur qui fait un super feed-back à son manager alors que c’est ce même manager qui détermine les primes et promotions en fin d’année ? Qui osera faire une notation négative sur ses clients pour se plaindre de retards de paiement ?
L’anonymat serait donc LA solution pour taper sur son manager ou ses clients en toute discrétion, avec toute la liberté de parole nécessaire.
Cependant, qui voudra faire la promotion de sa réputation sur un service qui permet de se faire lyncher en public par M. Anonyme ? Quand on visite les sites qui autorisent l’anonymat, on remarque tout de suite qu’en moyenne 98 % des feed-back sont positifs. Etrange ? Pas tant que ça si on considère que ceux qui avaient des feed-back négatifs ont fermé leur compte et que beaucoup d’autres n’en ont pas ouvert par peur d’en recevoir. Et dans ce cas, le système de l’anonymat n’atteint pas son objectif.
Pour contrer la fuite des utilisateurs, certains services comme Rapleaf créent des profils sans vous demander votre avis, à partir des e-mails que vous utilisez sur Internet. Mais rien de plus facile que de changer d’e-mails (on le fait déjà pour fuir le spam). Et pour le cas où ça ne suffirait pas, il suffit de faire appel à un service de “nettoyage” qui enverra ses avocats pour supprimer les contenus offensants. Soit le contenu sera supprimé, soit le service payera très cher les frais de justice.
En résumé, l’anonymat et les notations neutres ou négatives induisent des effets pervers sauf quand on respecte un certain nombre de conditions.
III. Les conditions du succès d’une approche par la notation
L’analyse du système d’eBay permet de définir les conditions du succès pour une approche par la notation. Neutres ou négatifs, les notations et commentaires sont socialement acceptables à condition:
-> que l’évaluation porte sur des éléments objectifs, factuels, observables et mesurables. C’est le cas dans le cadre d’une transaction commerciale.
-> que l’évaluation se fasse entre des personnes qui ont un niveau de connaissance mutuel entre 1 et 3.
-> que la notation chiffrée soit accompagnée d’un commentaire qualitatif pour donner du sens à la notation. “Si j’ai fait une erreur, je veux savoir laquelle pour pouvoir progresser”.
-> que l’objet de l’évaluation soit à faible enjeu (évaluation d’une action ponctuelle de la personne) et non à fort enjeu (évaluation de la personne en général dans la durée). L’évaluation doit donc porter sur le FAIRE et non sur l’ETRE. “M. Durand a FAIT une erreur” est temporaire, il a une chance de progresser, de faire mieux la prochaine fois. “M. Dupont EST un nul” est définitif. Il a acquis le STATUT de nul.
-> que j’ai plus à perdre qu’à gagner en quittant le service si je reçois une notation négative, soit parce que le service m’offre d’autres bénéfices (exemple : eBay est le leader sur son marché), soit parce qu’il n’existe pas d’alternatives.
-> que je puisse vérifier l’identité de l’évaluateur (pas forcément sa carte d’identité numérique, mais au moins son pseudonyme). Si vous êtes un vendeur, vous acceptez la notation négative d’un acheteur parce que vous le connaissez et que vous savez que c’est lui que vous avez livré en retard. Mais en aucun cas, vous n’accepteriez une notation neutre ou négative d’une personne dont vous ne savez même si vous avez fait affaire avec elle. Cela sera perçu comme injuste. On a tous une dose de paranoïa, on n’a pas besoin d’internet pour la stimuler ! La notation anonyme est d’une logique implacable (libérer la parole), mais elle n’a aucun sens en termes d’équité et d’acceptation sociale.
En conclusion, eBay est un grand succès, principalement du fait de son système d’évaluation de la réputation conçu et mis en œuvre dans un contexte précis. Quelques entrepreneurs courageux ont voulu faire “beaucoup plus” qu’eBay. Ce faisant, ils ont sorti la méthode eBay de son écosystème : évaluer uniquement des actions, évaluer chaque action et évaluer des actions simples (acheter – vendre).
Les concurrents d’eBay devraient donc recentrer l’objet de leur évaluation sur les actions des personnes et non sur la personne elle-même. L’évaluateur devrait s’identifier et être obligé d’indiquer des éléments précis sur l’action qui fait l’objet de l’évaluation, comme c’est le cas sur eBay.
Cependant eBay n’est pas LA solution universelle de gestion de la réputation, et ses clones encore moins. En voici les principales raisons :
- La réputation ne s’évalue pas de la même manière pour l’action d’une personne (transaction, contenu, relation), pour la personne elle-même, pour une organisation ou pour un objet ou service. L’évaluation de la réputation dépend de l’objet de l’évaluation (Lire ce billet sur les méthodes d’évaluation)
- Etre un bon vendeur ou un bon acheteur ne signifie pas qu’on est un bon professionnel et inversement. La réputation est liée à un “contexte de confiance” ou “sphère de confiance” (Lire ce billet pour plus de détails – Voir partie V – point 1)
Avec le Web 2.0, un logiciel devient un objet social et il ne peut plus être seulement le mariage de la programmation informatique sauce AJAX et du marketing. Il ouvre la voie à l’invention de nouvelles relations sociales. J’espère que ce billet montrera que ce qui est techniquement possible ou économiquement rentable n’est pas forcément socialement acceptable ou utile.